La décision de la Turquie d’approuver le déploiement de troupes en Libye risque de plonger la nation nord-africaine dans une guerre par procuration de style syrien entre les puissances régionales, dont la Russie, avertissent les experts.
La Libye est embourbée dans le conflit depuis qu’un soulèvement soutenu par l’OTAN en 2011 a renversé le dictateur Moamer Kadhafi, avec des administrations rivales à l’est et à l’ouest luttant pour la suprématie.
La Turquie et le Qatar ont pris le parti du gouvernement d’accord national (GNA) reconnu par l’ONU dans la capitale Tripoli, qui est l’objet d’attaques soutenues depuis avril des forces de l’homme fort militaire de l’Est, le général Khalifa Haftar.
Haftar, qui a une puissance aérienne supérieure, est soutenu par les rivaux régionaux de la Turquie – l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis.
Jeudi, les députés turcs ont adopté un projet de loi approuvant un déploiement militaire en Libye pour renforcer le GNA assiégé.
Aucune date n’a été donnée pour le déploiement potentiel de troupes, qui entraînerait Ankara plus profondément dans un conflit dans lequel les forces de Haftar, qui s’opposent aux mouvements islamistes proches d’Ankara, ont le dessus.
Ankara a déjà envoyé des drones GNA, selon les Nations Unies.
Certains rapports suggèrent qu’Ankara a envoyé certains des rebelles syriens qui ont mené une intervention turque contre une milice kurde dans le nord-est de la Syrie en octobre.
L’armée de Haftar, quant à elle, aurait reçu le soutien de centaines de mercenaires russes du groupe militaire privé Wagner, soupçonné d’être contrôlé par un allié du président Vladimir Poutine.
La Russie, dont l’intervention militaire en Syrie a contribué à renverser la vapeur de ce conflit en faveur du président Bachar al-Assad en 2015, a nié avoir envoyé des mercenaires en Libye.
Mais l’envoyé de l’ONU en Libye, Ghassan Salame, a lui-même déclaré que des mercenaires russes opéraient effectivement sur le terrain et a accusé plusieurs pays d’avoir violé l’embargo sur les armes de 2011 imposé par l’ONU à la Libye.
– «Des armes de partout» –
Salame a critiqué l’ingérence étrangère dans un conflit qui a fait de la Libye un paradis pour les djihadistes et les passeurs de migrants.
« Des armes arrivent de partout », a-t-il déclaré à l’AFP fin novembre, accusant des « parties extérieures » anonymes d’avoir fait davantage de victimes civiles par des frappes de drones.
Comme le conflit syrien, la guerre de Libye est devenue un jeu de pouvoir « très complexe » entre Ankara et Moscou qui ne sont pas des alliés mais dont les intérêts convergent parfois, a déclaré à l’AFP Jalel Harchaoui, chercheur sur la Libye au think-tank néerlandais Clingendael Institute.
La Russie et la Turquie soutiennent les parties adverses dans la guerre civile syrienne, mais ont lancé ensemble des pourparlers de paix avec l’Iran qui ont effectivement mis fin aux pourparlers parrainés par l’ONU à Genève.
Moscou a également initialement pris du recul tandis qu’Ankara intervenait contre les rebelles kurdes dans le nord-est de la Syrie en octobre, permettant à Ankara de se tailler une zone tampon le long de sa frontière avant de négocier un cessez-le-feu.
« Est-ce que quelque chose de similaire pourrait se produire en Libye? Ma réponse est oui », a déclaré Salame au journal Le Monde dans une récente interview.
Harchaoui a noté qu’il n’y avait « jamais eu d’affrontement direct entre Turcs et Russes sur le sol syrien » et a prédit qu’ils éviteraient également une confrontation directe en Libye.
Les stratégies des deux pays reposaient sur « la même logique anti-européenne et post-américaine », a-t-il déclaré.
– ‘L’Ouest ne mène pas’ –
L’Europe, quant à elle, a été reléguée au rôle de spectateurs, dans une guerre qui a facilité le trafic de migrants à travers la Méditerranée de la Libye vers l’Europe.
Les tentatives du président français Emmanuel Macron de négocier un accord de paix en invitant Haftar à s’entretenir à Paris avec le GNA en 2017 sont vaines.
Alors que la France réduit ses tentatives de médiation après avoir critiqué son parti pris pro-Haftar, l’Allemagne est intervenue pour tenter de combler le vide.
Berlin a invité les acteurs régionaux à une conférence soutenue par l’ONU à Berlin prévue en janvier.
« L’Occident ne montre pas la voie en Libye. Les Russes et les Turcs feront leur propre Yalta sur la Libye », a prédit Harchaoui, en faisant allusion à la conférence au cours de laquelle les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne ont décidé de l’ordre d’après-guerre. L’Europe en 1945.
Moscou et Ankara partent du principe que les Etats-Unis, qui ont retiré des troupes de Syrie et d’Afghanistan, « ont disparu de la scène », a ajouté Harchaoui.
Pour Emadeddin Badi, expert au Middle East Institute de Washington, l’objectif de la Turquie est de « forcer un règlement politique garantissant la survie du GNA » et préservant ses intérêts économiques en Libye.
En novembre, Ankara a signé un accord maritime avec Tripoli qui a mis en colère la Grèce et Chypre en divisant une grande partie de la Méditerranée orientale, riche en énergie, entre elle et la Libye.
Nathan Vest, un expert du Moyen-Orient à l’institut de politique américain Rand Corporation, a décrit l’accord comme faisant partie d’une « concurrence plus large pour les actions et l’influence des ressources en Méditerranée orientale ».
Source AFP