Une ville qui n’est pas solidaire est une ville qui tombe.
Le propriétaire de l’hôtel Mozart sait recevoir… dans la dignité et la convivialité.
Ahmed Ben Abderrahman est de ceux qui cherchent à pacifier en restituant de la dignité.
Depuis des années, Ben continue à s’affairer sans relâche. Depuis 25 ans, l’hôtel Mozart offre son soutient aux nécessiteux. Cet hiver 2018-2019, il a à nouveau remis son tablier pour reprendre du service afin de lutter contre le froid et ses multiples conséquences pour les migrants et les sans-abris.
Quand il lui arrive encore de passer tardivement près du Parc Maximilien, il ne rencontre guerre que désolation et violence : « ce parc qui est un désastre pour la solidarité devrait être réaffecté ». S’il y a moins de concentration de réfugiés et autres primo-arrivants, « il reste toujours un lieu de repères pour certains ». Mais la plupart d’entre eux sont éparpillés dans la ville et surtout à proximité des gares (du Nord et du Midi). Depuis la fermeture du parc, Ben ne doit plus aller les chercher, ils viennent tout seul. Tous les Soudanais connaissent désormais Monsieur Ben et l’hôtel Mozart, qu’ils appellent BenMozart.
L’esprit de partage
« Le partage est important », une expression que Ben écrit, réécrit et répète inlassablement. Des repas sont livrés à partir de 10h du matin et se prolongent jusqu’à à 22h le soir. Le propriétaire partage les chambres de son hôtel, il répartit ses hôtes dans les chambres disponibles (parfois 6 ou 7 par chambre et 13 personnes dans la suite royale), mais en transformant aussi les salles de petit-déjeuner (28 personnes) et la buanderie (22 personnes) en dortoirs ; mais aussi de son domicile : « Je fais de même chez moi dans les chambres et mon salon (20 personnes).
Certains dorment aussi dans la buanderie qui fait office de chambre. Après les avoir installés, Ben se rend très tardivement, vers 1h du matin, chercher du pain invendu en très grande quantité à la boulangerie Marrakech de l’av. de Stalingrad. « En débutant patiemment, on aboutit finalement à un résultat. »
La générosité
Générosité et solidarité riment et vont de pair chez Ben. Contrairement à ce qui pourrait être inculqué de nos jours, « être bon, ça rapporte » ; tandis « qu’être mauvais, c’est grave ». D’aucun Beaucoup pensent en terme de race, alors qu’il n’y a que l’espèce humaine. « Faire le bien est salutaire, je le fais avec plaisir même si c’est pas du tout évident. » Chaque jour, l’hôtel Mozart offre de la nourriture du matin au soir aux migrants et sans-abris : « jusqu’à 250 repas chauds par jour (6000 chaque mois de septembre à novembre ; 7000 en décembre) de 10h du matin et se prolongent jusqu’à à 22h le soir ».
Mais les résultats que nous avons pu obtenir avec nos seuls moyens, font oublier toutes les fatigues et nous procurent une expérience unique de l’humain. Je ne demande qu’à la mettre au service du plus grand nombre. La réussite ne tient pas à une comptabilité faite de chiffres, mais à la finalité de nos actes et à leur conformité à nos valeurs. » Les journées et les soirées sont parfois épuisantes mais Ben y trouve de « nombreuses satisfactions qui réchauffent le cœur et lui font apprécier les fruits de la solidarité et de l’égalité. »
Chez le grossiste, Ben sait quels ingrédients il doit acheter pour satisfaire la gastronomie soudanaise : fèves, petits pois, haricots blanc, lentilles… et tajines aux légumes et poulet. « Un exemple à suivre … Car on ne prendra rien avec nous. Il faut utiliser la richesse pour ton bien-être et la solidarité. La Belgique m’a ouvert les portes et ces portes je les ouvre pour les autres, c’est ça la solidarité. Si vous ne cherchez qu’à réussir financièrement, les moyens importeront peu, on fait là même chose mais pas avec la même finalité, au nom de la finalité pas au nom de ce qu’on a à partager. Il y a une certaine élégance à faire quelque chose gratuitement dans un monde foncièrement marchand et injuste et comme le bien ne se monnaie pas paradoxalement ça n’a pas de prix. »
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Aux petits soins
Ben doit aussi s’assurer de leur hygiène. Chacun bénéficie ainsi de l’hébergement et d’un confort sanitaire élémentaire (douches et lavage du linge) : « je remercie d’ailleurs les travailleurs de l’hôtel qui sont solidaires avec les nécessiteux dans cette cohabitation parfois difficile, en particulier les femmes de chambre qui veillent au confort et à l’hygiène.
Ses hôtes font fonctionner les machines à laver toute la nuit, parfois jusqu’à trois heure du matin. Car les conditions d’hygiène qu’ils ont connues dans les rues et les gares sont propices au développement d’infections ou de troubles de santé qui m’ont amené à m’occuper aussi de cet aspect de leur situation (les conduire en milieu hospitalier ou leur procurer les médicaments nécessaires), cela crée des liens. »
Orchestré telle une symphonie
Chez Ben, le rythme et la cadence de travail s’harmonisent tel une symphonie. Les membres de son personnel connaissent le tempo d’une organisation formellement orchestrée, drillée et mise à l’épreuve des grands contingents, dont certains sont envoyés par des associations ainsi que la police qui font appel aux services de l’hôtel Mozart. Mais la symphonie connaît parfois quelques fausses notes. Un si grand passage de personnes ne se fait pas sans occasionner quelques désagréments (détérioration de tapis, de la literie, de la robinetterie…). « Bien sûr les réfugiés causent parfois de petites dégradations à l’hôtel, et je remercie d’ailleurs les travailleurs de l’hôtel qui comprennent que cette situation n’est pas facile. Mais s’il n’y avait que des dégâts matériels, ce ne serait pas grave. S’il n’y avait que ces problèmes, le monde serait parfait. »
Chance !
« Tous les Soudanais n’ont que ce mot à la bouche. « Chance », prononcé à l’anglaise et envoyé de l’un à l’autre tel un code entre Smartphones afin d’informer du départ imminent de l’un ou l’autre camion stationné quelque part en Belgique (Anvers, Gand, Louvain… ou encore ailleurs) se donnent des rendez-vous sur des parkings. Sauf qu’il n’est pas rare qu’ils se trompent en confondant les camions, ils montent alors pour une destination non souhaitée : la France au lieu de l’Angleterre. Dès qu’ils s’en aperçoivent, ils tentent de s’en dégager en sautant du camion. C’est alors qu’ils se blessent, se font des cicatrices. » D’où la nécessité de soin via un accompagnement médical au CHU de Bruxelles. « Je les amène aussi à l’hôpital saint Pierre afin qu’ils puissent consulter un médecin. Moi-même, je n’ai pas été épargné par des contaminations. Parfois, pour les cas les plus graves, je dois les conduire au service d’urgence. » Ils se blessent aussi en tentant de se dissimuler de la police. « Si je ne les prends pas, ils vagabondent aux alentours des gares… Je me suis rendu moi-même à Birmingham, le 19 décembre 2018, en compagnie de journalistes de la VRT pour rendre visite à un ado de 17 ans que j’avais aidé, il y a 7 ans jusqu’au jour où il a aussi tenté sa chance en partant pour l’Angleterre caché sous un camion. »
A 64 ans, Ben souhaite conserver la santé afin de poursuivre son action. Il considère qu’il « faut profiter de ses propres biens tout en les mettant au service des autres et de la solidarité : le chacun pour soi, tue ».
Apprendre à pécher
Partant du principe, qu’il vaut mieux apprendre à pécher que donner un poisson, Ben fait des discours moralisateur et socialisant afin d’encourager très fortement et concrètement les réfugiés soudanais à rentrer chez eux, dans la mesure du possible. « J’ai déjà aidé certains dont le retour a abouti. » Car même avec peu, on peut faire beaucoup. « Un exemple à suivre … »
Afin de ne pas inciter de nouvelles migrations de réfugiés et de préserver l’Europe, Ben préconise « d’aider les réfugiés à rentrer chez eux et de les aider dans leur pays avec tous les moyens possibles. C’est le seul moyen de sauver l’Europe ». Pour ce faire, il faut impérativement « renforcer la sécurité entre la Libye et l’Italie en bloquant les passeurs, ces profiteurs de la misère, afin de sauver tous ceux qui se noient par milliers depuis un long moment. Sans cette aide au pays, l’Europe va tomber ».
A la rencontre des cultures
Ben procure ainsi, outre le logement à l’hôtel et à son domicile, de la sécurité, dans des conditions de confort (sanitaire, vestimentaire et diététique..), un encadrement et une écoute, des échanges qui permettent de redonner espoir et confiance. Autant dire que ses hôtes se sentent chez eux : leurs regards sont sereins et apaisés, ils sont en paix dans ce lieu, dans cette sorte d’auberge, de refuge sécurisé et sécurisant.
Depuis 2015 jusqu’à 2019, Ben approfondi son expérience de la question migratoire avec les Syriens, les Irakiens, les Afghans… : « depuis ces longues années, j’ai acquis une expertise sur la migration ».
D’année en année, Ben constate de plus en plus d’agressivité, de violence et d’ignorance parmi les migrants les sans-abris qu’il héberge : « j’ai moi-même souvent subi de nombreuses malversations. » Ben est un témoin privilégié et direct depuis plusieurs mois -ainsi que les années précédentes- de la détresse réelle des réfugiés. Il s’exprime en arabe et connaît leurs cultures : « j’ai pu les entendre et comprendre leurs besoins sans les juger. La majorité des Soudanais sont gentils et polis. Malheureusement, je rencontre trois problèmes majeurs : linguistique, culturel et le racisme. Heureusement que je suis polyglotte et surtout que je parle l’arabe classique afin de les traduire car souvent ils ne connaissent pas d’autres langues. » La culture permet de penser mieux.
Construire la paix
Jadis on détruisait pour reconstruire tandis qu’aujourd’hui, on détruit pour détruire. La précarité et l’inégalité ne sont pas des fatalités, elles se construisent. L’inégalité est le plus grand problème sur la planète. Si on n’est pas égaux, que reste-t-il ? « Plus rien ! Une société inégalitaire ne réussira jamais. Il y a 40 ans, on était 3,5 milliards, aujourd’hui 8. Alors comment faire ? Il faut un monde sincère. » Une ville qui n’est pas solidaire est une ville qui tombe.
La prise de responsabilités quant à ce problème de l’accueil relève pour Ben du devoir du cœur mais aussi de l’intelligence. « C’est un appel pressant que je fais à tous ceux qui témoins, acteurs ou responsables qui se sentent concernés par ce problème de société. Il ne s’agit pas de se laisser aller, ni à la diabolisation, ni à la politisation de situations qui relèvent de la responsabilité citoyenne, humaniste, de chacun. »
L’intelligence doit être mise au profit du bien. « Il faut se parler, écouter et coaliser les énergies et les bonnes volontés selon les seuls critères de la sincérité des engagements et de la capacité de les assumer. Je suis content qu’avec l’aide des médias de plusieurs pays, nous ayons pu faire réfléchir nos concitoyens et que notre modeste exemple d’action et d’organisation ait pu inspirer d’autres bonnes volontés. Je souhaite que ce soit un exemple pour d’autres. »
Ces efforts contribuent à apaiser et pacifier certains quartiers. Le devoir de l’intelligence c’est de la mettre au service de la paix sociale.
Mohammed Jamouchi
Ingénierie sociale